Les mesures annoncées par le Premier ministre pour lutter contre les violences en marge des manifestations font peser de lourdes menaces sur la liberté d’expression.
Par Philippe-Henry Honegger avocat pénaliste au cabinet Ruben & Associés, Steeve Ruben avocat pénaliste au cabinet Ruben & Associés
Tribune. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 reconnaît en France le droit de manifester comme un droit fondamental. Ce texte est le résultat d’une prise de pouvoir par le peuple à travers une manifestation violente qui a fondé notre système démocratique.
Ce droit de manifester n’est pas le droit d’user de la violence. C’est le droit de prendre la rue pour exprimer ses opinions politiques. Pour cela, rien de plus simple, il suffit de le déclarer en préfecture ou en mairie. Le rôle des autorités est alors d’encadrer son exercice et de n’intervenir qu’en cas d’abus ou de troubles à l’ordre public.
Pour faire une analogie, les citoyens ne sont pas des enfants ayant pour obligation de demander à leurs parents s’ils peuvent organiser un goûter à la maison. Ce n’est pas un système d’autorisation, c’est un système de déclaration. On est plus proche de la situation où, alors que vous prévoyez une fête chez vous, vous mettez un petit mot dans le hall d’entrée pour prévenir les voisins. Ça va faire du bruit, ça va gêner mais vous avez le droit. C’est uniquement s’il y a trop de grabuge que la police peut intervenir pour réprimer d’éventuels abus. Pour manifester, c’est la même chose. La rue est aux citoyens, il suffit de prévenir avant et de ne pas en abuser.
Atteintes inquiétantes
Au cours des manifestations organisées par les gilets jaunes, il y a eu des abus, des violences. Ils ont été et doivent être sanctionnés. Mais ce n’est pas parce qu’il y a eu des abus à l’échelle individuelle que le droit de manifester dans son ensemble, et pour tous les autres, doit être limité. Pourtant, plusieurs actions et déclarations récentes laissent craindre des atteintes inquiétantes au droit de manifester.
Tout d’abord, on a procédé à des gardes à vue préventives lors des manifestations des gilets jaunes sous prétexte de possession d’objet dangereux ou d’arme par destination avant même que les personnes arrêtées se trouvent sur le lieu de la manifestation, avant même qu’elles fassent quoi que ce soit. Ces personnes ont d’ailleurs souvent été libérées quelques heures plus tard sans même qu’il y ait de poursuites… En somme : on les a empêchées d’exercer leur droit de manifester.
Réactions disproportionnées
Puis on a pu assister en direct sur les réseaux sociaux à l’arrestation de M. Eric Drouet, un des leaders des gilets jaunes, interpellé avant même de participer à ce qui était présenté comme une commémoration en mémoire des gilets jaunes décédés. Il n’y avait à ce moment-là ni trouble à l’ordre public, ni violences, ni exercice particulièrement gênant d’un droit éventuel de manifester. S’agissait-il d’une manifestation ? La justice répondra.
Mais la nécessité de placer Eric Drouet en garde à vue pour non-déclaration d’une manifestation qui n’a pas encore eu lieu, semble disproportionnée face à son droit de manifester publiquement son opinion politique. On pourra également évoquer le cas de Candice Laverne, figure des gilets jaunes en Savoie, arrêtée sur un rond-point pour entrave à la circulation, ou encore les cas de plus en plus nombreux d’amendes pour stationnement gênant à l’encontre de manifestants bloquant des ronds-points. Toutes ces réactions sont probablement justifiées en droit mais viennent néanmoins très sérieusement entraver le droit de manifester.
Libertés sacrifiées
Enfin, deux récentes propositions d’Edouard Philippe viennent confirmer ce mouvement répressif particulièrement inquiétant. Le Premier ministre propose en effet de créer une nouvelle infraction afin de sanctionner les personnes présentes lors de manifestations qui n’auraient pas été déclarées au préalable. Cela reviendrait à faire peser sur les individus, la responsabilité de savoir ou pas si une manifestation a été déclarée dans les règles, ce qui pourrait avoir pour effet de les dissuader de manifester.
Philippe propose également la création d’un fichier qui listerait les personnes condamnées pour avoir commis des dégradations ou des violences lors d’une manifestation, mais aussi celles qui n’ont pas commis d’infraction mais dont les autorités suspecteraient une certaine dangerosité. Donner à la police le pouvoir d’agir sur la base d’un soupçon, de ficher et de priver d’un droit fondamental des citoyens n’ayant pas été mis en examen ou condamnés, c’est sacrifier notre liberté de manifester sur l’autel d’une répression irrationnelle et laisser une part trop importante à l’arbitraire.
Peur sur la rue
Tout cela est inquiétant car au lieu de sanctionner ceux qui commettent des infractions, on vient limiter le droit de ceux qui veulent simplement manifester. Et surtout, on utilise la peur pour les en empêcher. La peur d’aller sur les ronds-points et de finir en garde à vue, la peur d’aller commémorer, la peur juste de descendre dans la rue car la manifestation n’a peut-être pas été correctement déclarée par son organisateur.
Alors bien sûr, les manifestations gênent la circulation, empêchent les commerces de fonctionner, font du bruit, de la fumée parfois, salissent les rues. Mais c’est le but ! Car le droit de manifester, comme le droit de grève, c’est le droit du peuple d’exprimer son mécontentement, de gêner, de crier, de houspiller et de mettre la pression sur les dirigeants dans un cadre démocratique. Si on limite ce droit, au cœur de l’histoire et du processus démocratique français, qu’est-ce qui nous distinguera de ces pays où un parti unique majoritaire décide de tout en réprimant et ignorant l’opinion de son peuple ?
Parce que la dernière fois qu’en France on a embastillé les opposant politiques, empêché le peuple de manifester et méprisé son opinion, cela ne s’est pas limité à une simple révolte, mais à une révolution.
Source : www.liberation.fr
- Date: 11 janvier 2019
- Titre: Libération
- Auteurs: Philippe-Henry Honegger, Steeve Ruben
- Photo: Patrick Gherdoussi
- Catégorie: Articles de presse