
Il parle vite, roule en BMW avec chauffeur et exaspère le ministre de la Justice. Hugo Wintrebert a partagé le quotidien de Me Steeve Ruben, pénaliste surdoué accro à l’adrénaline, connu pour défendre les figures du narcotrafic.
Pour mettre le feu aux poudres, il suffit parfois d’une simple phrase. Le 6 janvier dernier, Gérald Darmanin, le tout frais garde des Sceaux, explique sur RTL que certains avocats travaillent « non pas à l’innocence de leur client », mais à « emboliser le processus judiciaire pour libérer de la détention provisoire des personnes parce qu’on sait qu’elles ne seront plus jugées ». Le fait d’« une minorité », précise-t-il. Qu’importe. Les pénalistes, piqués au vif, réagissent vivement. Darmanin serait-il resté ministre de l’Intérieur ? Un garde des Sceaux peut-il insinuer que les droits de la défense constituent une entrave à l’efficacité de la justice ? Ou se fait-il le porte-voix de magistrats excédés de devoir ferrailler contre des avocats accusés d’exploiter les failles de la chaîne pénale et le manque de moyens de la justice, d’user de stratagèmes malhonnêtes pour sortir de détention provisoire des clients que tout accuse, quand ils ne font pas sauter des dossiers sensibles sur un simple vice de procédure ?
La première étincelle remonte à mars 2024. Devant la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic, Isabelle Couderc, juge d’instruction à Marseille, avait regretté que des « délinquants paient très cher une défense qui ne va pas se battre sur le fond du dossier mais sur la procédure avec, en ligne de mire, la détention ». Le 13 janvier dernier, c’était au tour du procureur général près la cour d’appel d’Aix-en-Provence, Franck Rastoul, de déplorer, lors de l’audience de rentrée solennelle, que « l’argent de la drogue corrompt parfois les pratiques professionnelles de certains avocats qui vont utiliser les voies de droit au mépris des principes de loyauté ». Quant au premier président, Renaud Le Breton de Vannoise, il évoquait sans détour des nullités procédurales « provoquées », voire « fabriquées » pour obtenir des renvois ou des remises en liberté.
« Ah, vous cherchez un avocat véreux ? » ironise Me Steeve Ruben lors de notre première rencontre. J’étais plutôt en quête d’un profil de « stupeux », capable de m’expliquer ce drôle de métier, l’évolution de la clientèle, l’adrénaline. Tout le monde m’a parlé de lui. Il a 48 ans, dont vingt à se forger une réputation d’« avocat des cités », à défendre aussi bien le guetteur de quatorze ans du bas de la tour que le chef de réseau exilé à Dubaï. Il m’a donné rendez-vous au restaurant du Meurice, débarque tout sourire, Tudor au poignet, cheveux gominés, bronzage parfait. « On est bien là, pas vrai ? » Quelques jours plus tôt, il a récupéré l’un des dossiers les plus sensibles du moment. Il défend Fernando D., suspecté d’être l’un des principaux membres du commando qui a permis l’évasion du narcotrafiquant Mohamed Amra. « Non mais vous vous rendez compte, il a été amené devant le JLD [juge des libertés et de la détention] en hélicoptère ! » Il parle vite, avocat de tous les instants, partisan d’une certaine idée de la défense, poussée à l’incandescence. Bien sûr, il s’est senti visé par les récentes attaques des magistrats. « On nous reproche d’user d’un arsenal législatif, donc voté par le législateur, pour contester des procédures et éventuellement de faire sortir des gars quand la loi n’est pas respectée, s’indigne-t-il. Quand ça arrivait, il y a dix ans, on vous tirait le chapeau. Aujourd’hui, c’est devenu un scandale. » Interrogé par la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic, il a même osé : « Les avocats sont le dernier rempart avant l’enfer. »
Il le sait, ce discours est de plus en plus inaudible. Certes, le procès en laxisme, voire en angélisme, à l’égard des robes noires n’est pas nouveau. Certes, la bataille des magistrats contre les avocats est un grand classique de la vie judiciaire. Mais le contexte a changé : 53,5 tonnes de cocaïne saisies en 2024, 130 % d’augmentation comparée à l’année précédente. Près de 370 assassinats ou tentatives liés au trafic de stupéfiants recensés. Dans ce sombre tableau, Steeve Ruben s’inquiète : et si les avocats, parce qu’ils défendent des trafiquants, finissaient par être traités comme des gangsters ? Alors il accepte de montrer l’envers du décor. « Vous voulez voir à quoi ressemble mon quotidien ? Je vais tout vous ouvrir. »
Fiévreux et inspiré
Quelques jours plus tard, rendez-vous au pied du nouveau tribunal judiciaire des Batignolles. Il m’embarque à bord de sa BMW série 7 avec chauffeur, direction Châteauroux (Indre), où il doit plaider dans une affaire de trafic d’héroïne. La voiture est son bureau, le téléphone chevillé au corps. Une potentielle future cliente appelle. Elle raconte avoir été placée en garde à vue dans une obscure histoire d’arnaque à la mutuelle à plusieurs millions, termine par un « vous pensez que je suis dans la merde ? » Ruben n’ose pas dire que oui, un peu, lui propose plutôt de passer un soir au cabinet, ouvert jusque tard. Nouvel appel : le cousin d’un gros trafiquant semble avoir quelques ennuis. Appel suivant : une mère de famille raconte avoir dû s’exiler après l’incarcération de son mari. « Les petits ont été traumatisés par la perquisition. » Me Ruben rassure, demande des nouvelles, blague avec un confrère, conseille à un autre client d’en dire le moins possible s’il venait à être auditionné, se montre hypermnésique en citant le moindre détail d’un dossier. Il est capable de jongler entre les clients attachants, exigeants ou juste bizarres, les journalistes affamés, tout en gardant un œil sur la répartition du travail entre ses collaborateurs. Sur le trajet, il trouve aussi le temps de lancer La Reine des neiges sur l’écran encastré dans l’appuie-tête face à lui, s’endort, se réveille dix minutes après, reprend son portable pour tenter de venir à bout de la pile de messages non lus, un puits sans fond.
Être avocat, c’est attendre. À l’arrivée au tribunal judiciaire de Châteauroux, il faut patienter de longues heures avant de voir son dossier traité. Lui en profite pour saluer chaque gendarme, même l’agent chargé de la sécurité incendie. Il finit par faire répéter son client et les deux coprévenus, et se glisse dans la peau d’un juge : « Et toi, pourquoi tu n’as pas voulu donner le code de ton téléphone aux policiers ? » L’un d’eux se lance dans une explication incompréhensible, prétexte le droit à la vie privée. « Bon, préparez vos affaires, on va tous au placard », raille Me Ruben.
Retour au sérieux devant le tribunal correctionnel. Son client et les deux autres prévenus sont soupçonnés d’avoir cherché à revendre pour 140 000 euros de poudre brune sur un parking. Leurs explications ne semblent pas très convaincantes et leur casier judiciaire ne jouent pas en leur faveur. À 21 h 30, Me Ruben se lève pour plaider. Le personnage débonnaire cède la place à un être fiévreux, inspiré, tendu vers un seul but. Avec cette voix à réveiller les morts alors que la salle d’audience n’a qu’une envie, celle d’aller dîner. Il revient à peine sur les explications peu crédibles de son client, préfère plutôt détricoter l’enquête. « Notre métier n’est pas de croire à ce qu’ils disent, mais de s’intéresser d’abord à la procédure présentée par l’accusation. » Dans ce dossier, pas d’expertise des téléphones, s’agace-t-il, les stupéfiants saisis n’ont même pas été analysés pour connaître leur pureté. « Les enquêteurs ont fait le strict minimum. » Un peu plus tôt, la procureure a déjà admis sa défaite. Elle a dû retirer les préventions de transport et acquisition de stupéfiants pour ne garder plus que celle de détention, puis reconnaître la nullité de plusieurs perquisitions.
Me Steeve Ruben savoure son effet. Au moment de quitter le tribunal, les proches des prévenus s’agglutinent autour de lui. Chacun veut sa poignée de main, un cousin lui demande ses coordonnées, un potentiel dossier de plus. L’avocat n’oublie pas de demander à son client du jour comment il compte régler les honoraires. Trois mois plus tard, celui-ci sera condamné à un an de prison, un peu moins que la peine requise.
Alors oui, cela agace, mais c’est aussi le rôle du pénaliste : traquer le vice de forme, la nullité juridique, la faille, le procès-verbal manquant. Me Ruben porte en lui la conviction absolue que la procédure, « sœur jumelle de la liberté », est le dernier rempart contre l’arbitraire, une menace toujours vivace. Un soir de mars, il est venu porter ce discours devant une trentaine de consciencieux étudiants en master de Droit pénal à la Sorbonne. La conférence s’intitule « La défense en péril ? Ou le péril de la défense », et le contradicteur est Damien Brunet, magistrat, adjoint au chef du département de la lutte contre la criminalité organisée près la cour d’appel de Paris. On aurait pu s’attendre à une confrontation pugnace, mais les deux hommes, qui se connaissent et s’apprécient, se rejoignent sur l’essentiel. Steeve Ruben commence par réfuter l’idée de « mexicanisation », s’étrangle de voir les médias préférer le terme de « narcotrafic » pour parler du trafic de stupéfiant, assure qu’un avocat a le droit d’utiliser une stratégie tant qu’il ne verse pas dans le stratagème. « Les magistrats aussi peuvent se montrer stratèges, par exemple lorsqu’ils font une demande de mise sur écoute dès la sortie d’une garde à vue. » À son tour, Damien Brunet parle « du danger d’une justice sans avocat ». Il prend un exemple récent, une demande de mise en liberté déposée par recommandé. Mais l’enveloppe s’est perdue dans les couloirs d’une cour d’appel. « Pourquoi a-t-on perdu ce courrier ? Parce que notre organisation judiciaire doit encore se moderniser. Et aussi parce qu’on n’a pas été bon. Et quand on n’est pas bon, on doit accepter de perdre. »
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- Date: 23 août 2025
- Titre: Vanity Fair
- Auteur: Hugo Wintrebert
- Photo: Raphaël Lugassy
- Catégorie: Articles de presse