Le costume sombre, les cheveux gominés, la parole claire, précise et ramassée de ceux qui n’ont pas le temps, l’avocat a des airs d’acteur italo-américain. Vissé sur un fauteuil dans son bureau des quartiers chics parisiens, Maître Ruben raconte sa première rencontre avec Sofiane Zermani, dit « Fianso ».
Le 2 mai 2017, son smartphone vibre. Au bout du fil, on lui explique que le rappeur a été placé en garde à vue au commissariat d’Aulnay-sous-Bois. Sur place, l’avocat rencontre un homme « avec plein de choses à dire », confiné dans quelques mètres carrés et contraint de demander l’autorisation « pour aller pisser ou fumer une clope ».
Le rappeur lui raconte ses déboires : la semaine précédente, il a tourné un clip avec une centaine de personnes à la Rose-des-Vents, l’un des quartiers chauds de Seine-Saint-Denis. Jusqu’à ce que la police interrompt la vidéo. Motifs : entrave à la circulation, mise en danger de la vie d’autrui et manifestation illégale. Après une garde à vue de 36 heures et deux nuits au dépôt, Sofiane passe en comparution immédiate devant le tribunal correctionnel de Bobigny. « On n’a pas eu le temps d’aborder le fond, le tribunal n’a statué que sur la procédure », rejoue Steeve Ruben, avant de rappeler le verdict, sourire au coin des lèvres : « Nullité du procès pour vice de forme. »
Un avocat sur Skyrock
Le 6 mai 2017, le smartphone de Maître Ruben vibre à nouveau. Cette fois, c’est Sofiane à l’autre bout du combiné :
« Ca me ferait vraiment très plaisir que tu viennes à mon Planète Rap. »
Trois jours plus tard, voici donc l’homme de loi, sapé en jeans-baskets et doudoune, invité à l’émission phare de Skyrock. Devant lui, quelques micros, des platines et une large table rouge autour de laquelle des pointures du rap freestylent chaque semaine. Menotté, les mains dans le dos, Sofiane dévoile ce jour-là un texte inédit de trois minutes. Nom de code : « Maître Ruben ». Un titre en forme de dédicace à son baveux, au refrain scandé avec rage :
« Allô, allô, Maître Ruben ? Maudit par les lois, j’marche avec les loups. »
« Cela m’a beaucoup touché », confie Maître Ruben. « Depuis, j’ai eu beaucoup de félicitations et de nouveaux clients. On me dit : “Bravo, c’était super, tu le mérites après dix ans de carrière.” L’autre jour, au tribunal de Meaux, un jeune m’a même réclamé un selfie. ».
Les baveux sur RAP GENIUS
Comme Maître Ruben, les noms de plusieurs avocats reviennent dans la bouche des rappeurs français. Maître Lebras, évidemment, à qui Booba rend souvent hommage. « Ça tire, j’prends Maître Lebras, j’m‘en tire avec du sursis », dans « Wesh Morray ». – Me Simonard à qui Niska a offert un joli coup de pub en 2015 avec son titre « Allô Maître Simonard ». Dans une interview accordée au Parisien, le rappeur le qualifie même de « meilleur avocat du 91 ». Maître Money [dont StreetPress dressait ici le portrait] ancien rimeur du collectif Mafia Trece et actuel crack du barreau, a lui été cité par Ninavo. L’avocat explique la tendance :
« Hier, certains pouvaient avoir honte de dire qu’ils étaient allés voir un avocat. Cela voulait dire que l’on avait fait une connerie. Mais aujourd’hui, après être sorti sous les hourra de la foule après un vice de procédure, ça peut valoir le coup de dire à tous : “moi j’ai l’avocat qui fait que l’on sort vite”. »
A écouter les rimes de LIM, Maître Bouzrou semble être ce genre de plaideur. « J’prends Bouzrou, avec lui t’as jamais de numéro d’écrou », rappe l’ancienne gâchette du 45 Scientific. Entre le MC de la cité du Pont-de-Sèvres et le pénaliste de 38 ans, défenseur de la famille d’Adama Traoré, tout a commencé grâce à Générations. En 2009, Yassine Bouzrou anime une chronique juridique diffusée sur la « radio des rappeurs » :
« On répondait aux questions des auditeurs sur la garde à vue ou sur les contrôles de police. C’est comme ça que LIM a entendu parler de moi. »
Bouzrou défend le rappeur lors d’une affaire de course poursuite avec des policiers. En 2010, Seth Gueko, mis en examen pour violences volontaires aggravées, sollicite aussi son aide. Plus tard, c’est au tour de Rim’K de faire appel à lui pour une affaire de diffamation. Aujourd’hui, Maître Bouzrou est le nouveau conseil de Lacrim, rappeur multi platiné passé par la cavale et quelques peines de prison.
Serge Money, de son côté, préfère taire le nom de ceux qu’il défend, mais affirme avoir déjà conseillé quelques grands noms du game pour des affaires commerciales, impliquant la rédaction d’un contrat ou des négociations avec une maison de disque. Lui aussi a su capitaliser sur le hip-hop pour étoffer sa clientèle :
« Pour me trouver, mes clients rappeurs n’ont pas ouvert le grand annuaire des avocats. La plupart ont entendu parler de moi parce que j’ai fait du rap avant. Face à un avocat, on peut imaginer que l’on doit être dans un cérémonial, qu’il faut le vouvoyer, donner dans du “Maître”. Avec moi c’est plus simple : on peut échanger en mode argot. »
Le plus long feuilleton judiciaire du rap français
Assis les jambes croisées, devant une rangée d’épais codes juridiques, Maître Tricaud touille son café avec la branche de ses lunettes. A plus de soixante ans, ce ténor du barreau a compté parmi ses clients le Ministère A.M.E.R, Sniper, Sinik ou Alibi Montana. Une carrière d’avocat de MC français commencée au début des années 90 après avoir fait innocenter Passi, alors « mouillé dans une histoire de meurtre en banlieue ».
L’index posé sur la tempe, Dominique Tricaud raconte sa première rencontre avec Hamé, auteur, réalisateur et rappeur pour La Rumeur. « Depuis 1986, je suis l’avocat historique de SOS Racisme. Au départ, je représentais donc tout ce qu’Hamé détestait. » « La justice pour les jeunes assassinés par la police disparaît sous le colosse slogan médiatique “Touche pas à mon pote” », écrivait notamment le rappeur en avril 2002.
« Mais il se trouve que j’ai aussi défendu des collectifs de banlieue, notamment une association nommée “Bouge qui bouge”. Du coup, Hamé est venu me voir, on a commencé par s’engueuler pendant deux heures, puis on a fini par trouver une synthèse. Et on s’est mis à travailler. »
Ensemble, les deux hommes bossent sur le plus long feuilleton juridique du rap français. En 2002, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, porte plainte contre Hamé, coupable selon lui d’avoir diffamé la police dans un fanzine publié à la sortie de l’album « L’Ombre sur la mesure ». Suivent huit ans de procédure, conclus par un arrêt de la Cour de cassation donnant raison à La Rumeur. Entre temps, le rappeur et le plaideur ont vu défiler une foule de juges, de greffiers et de gendarmes. Avec en prime, quelques bons souvenirs :
« Hamé a gagné son procès en première instance sur l’un des plus beaux moments de justice qu’il m’ait été donné de voir. Un juge l’a interpellé sur l’expression “des centaines de nos frères abattus par les forces l’ordre”, en expliquant qu’il lâchait ce nombre au hasard. Alors que la salle était remplie de monde, Hamé s’est mis au garde à vous et a récité de mémoire une liste d’une cinquantaine de noms. »
Dans un avion Stomy traite Le Pen de “Tête de Veau”
Autre scène marquante : le coup d’éclat de Stomy Bugsy, jugé en décembre 2000 pour une embrouille avec Jean-Marie Le Pen à bord d’un avion. Le rappeur est notamment poursuivi pour avoir traité l’ancien président du Front National de « tête de veau ».
« Nous nous retrouvons devant le tribunal de Strasbourg. La veille, à 23h, j’envoie à l’avocat du Front National des conclusions où j’explique qu’il n’établit pas au-dessus de quelle ville l’injure a été prononcée afin de déterminer la compétence territoriale. Le malheureux passe sa nuit à faire des recherches en droit aérien pour savoir ce que je savais : le tribunal compétent est celui de l’aéroport de destination. »
Le matin, Dominique Tricaud est convaincu que Stomy ne se réveillerait pas :
« Je le trouve impeccable à 6h à l’aéroport d’Orly. Au tribunal, il lit un texte qu’il a écrit, absolument exceptionnel, dans lequel il explique qu’il est “fier d’avoir insulté le diable” et qu’il aurait préféré “que l’avion s’écrase, plutôt que de (s)’écraser devant Le Pen”. »
Une fougue, arme des rappeurs, qui n’est pas toujours un atout à la barre, comme le rappelle Maître Tricaud. Dans les années 1990, le Ministère A.M.E.R se retrouve condamné à payer 200.000 francs d’amende pour le morceau « Sacrifice de Poulets ». Dans le prétoire, Kenzy, manager iconique du groupe de Sarcelles, bouillonne. L’éminence grise du rap français veut garder la tête haute. Maître Tricaud se souvient de la scène :
« En appel, le président a parlé des sommes importantes que le groupe devait payer dans le cadre de leur condamnation. Kenzy lui a répondu : “Ecoutez, est-ce-qu’on peut parler des choses sérieuses ?” »
Le tribunal ne goutte pas vraiment l’arrogance du personnage. « Cette phrase lui a coûté très cher financièrement. »
La jurisprudence Baudelaire
Face aux juges, chacun défend les rappeurs à sa façon. Pour les affaires de diffamation, lorsqu’un texte un peu trop virulent fait l’objet d’une plainte, Dominique Tricaud s’appuie sur la « jurisprudence Baudelaire », construite autour de l’arrêt de réhabilitation des Fleurs du Mal rendue par la Cour de Cassation en 1949. Serge Money, lui, aime évoquer la culture hip hop et son propre parcours :
« De temps en temps, je glisse des punchlines dans des procès. L’autre jour, aux assises à Créteil, j’ai commencé ma plaidoirie avec le début de “Sans Regrets”, l’un de mes textes, où je dis que je crains plus le miroir que le rétro, une façon de dire que c’est plus dur de se regarder en face que de voir ce que tu as pu faire. »
Avant de plaider, Yassine Bouzrou se met en condition en écoutant du rap français, sa passion depuis l’âge de 7 ans, lorsqu’il avait l’oreille scotchée sur Radio Nova pour suivre l’émission de Lionel D :
« J’écoute un peu de tout, mais plutôt du hardcore. Lunatic, Rim’K, Lacrim, Despo Rutti et sa formule “c’est ma capuche qui baise ma présomption d’innocence”. Ca me motive. »
Le plus souvent, rappeurs et avocats partagent la même passion du verbe, un goût assumé pour l’éloquence. A force de rendez-vous, les uns et les autres se rapprochent, au point de devenir amis. 12 ans après l’avoir défendu après une plainte pour « incitation à blesser et tuer les représentants de l’Etat », Dominique Tricaud joue parfois au poker avec Tunisiano, du groupe Sniper. D’autres fois, il assiste aux concerts de la Rumeur, en souvenir du temps où le groupe faisait hurler la foule contre Sarkozy et portait l’avocat en triomphe.
Robe d’avocat et rap dans le casque
En Tunisie, Maître Tricaud a également sympathisé avec Weld El 15. L’homme de loi s’est rendu sur la route de Bizerte, dans la maison où se cachait le rappeur, alors visé par un mandat d’arrêt pour des textes jugés insultants envers les autorités. Les deux hommes ont passé la nuit au coin du feu, à boire de l’armagnac. Cette fois, Dominique Tricaud a laissé Baudelaire de côté et construit sa démonstration autour d’un poète égyptien décédé peu avant. Le lendemain, Weld El 15 était arrêté. Quatre ans plus tard, le Tunisien vit encore en prison.
Yassine Bouzrou, lui, a un petit rituel : à la fin de chaque premier rendez-vous, il cite à ses clients rappeurs l’une de leurs punchlines, manière de montrer qu’il connaît parfaitement leurs albums. Pourtant, il assure ne jamais « copiner » avec eux :
« Ce sont des clients que je respecte énormément, notamment au niveau artistique. Mais à partir du moment où je suis leur avocat, je ne fais pas dans le mélange des genres. »
Car la complicité et les liens de confiance ont parfois leurs limites : Maître Tricaud tient ainsi à préciser que les rappeurs ont « une grande tendance à oublier de le payer. » Quant à Steeve Ruben, il travaille en étroite relation avec Fianso depuis l’épisode Planète Rap. Les deux hommes préparent un nouveau procès prévu pour janvier 2018 :
« On s’appelle, on se laisse des SMS. Au fond, on fait un peu le même métier tous les deux : on met des mots les uns à la suite des autres, mais à des fins différentes. Et puis Sofiane exerce son job comme je fais le mien : il est très pro, directif. Et il sait parfaitement en-tretenir les relations. »
En mai dernier, après avoir été enlacé par son client, Maître Ruben sortait du tribunal Bobigny en lâchant « Ish Ish », le fameux gimmick de Fianso mimant les coups de coude appris lors de ses années de boxe thaï. [Relire notre chronique du pro-cès.] Depuis, l’homme de loi s’est plongé dans les albums du rappeur et a trouvé de nouvelles formules. En refermant la porte molletonnée de son cabinet, l’avocat laisse échapper, fier de son coup, sa nouvelle phase favorite :
« L’équipe est toka. »
Photos : Yann Castanier
Source : www.streetpress.com
- Date: 23 septembre 2017
- Média: Streetpress
- Auteur: Grégoire Belhoste, Yann Castanier
- Catégorie: Articles de presse