Première journée d’audience pour des dizaines de manifestants. Que risquent-ils ? Comment la justice fait-elle face à ce flux inédit de dossiers ? Éclairage.
Au tribunal de Paris, magistrats et avocats sont sur le pied de guerre après les émeutes qui ont enflammé la ville samedi dernier, lors de « l’acte 3 » de la manifestation des Gilets jaunes. L’Arc de Triomphe vandalisé, des voitures incendiées, des banques et des magasins pillés, des CRS passés à tabac… Ces dégradations et violences ayant fait plusieurs dizaines de blessés ne seront « pas sans conséquences », a affirmé la ministre de la Justice Nicole Belloubet. « La justice passera […] Il ne peut y avoir d’impunité », a de son côté assuré le procureur de la République de Paris, Rémy Heitz.
Sur les quelque 412 personnes interpellées samedi, « un niveau jamais atteint dans les dernières décennies », selon le préfet de police Michel Delpuech, quelques dizaines comparaîtront aujourd’hui et demain devant le tribunal correctionnel de Paris qui a, à cet effet, doublé ses audiences habituelles pour absorber ce flux inédit de dossiers. Cinq audiences de comparutions immédiates sont prévues lundi et quatre mardi, dont trois entièrement dédiées aux Gilets jaunes – auquelles s’ajouteront deux audiences de comparution avec reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), une procédure destinée aux personnes qui reconnaissent les faits et pour lesquelles le parquet propose une peine alternative à l’incarcération.
Du côté de la défense, les effectifs seront aussi au rendez-vous. « Sur les 1 200 avocats inscrits sur la liste de la défense pénale d’urgence, nous avons mobilisé de nombreux avocats pour assurer les gardes à vue du week-end. Et nous allons probablement aujourd’hui doubler notre équipe de 20 avocats assurant les audiences. En ces temps de pénurie financière de la justice, les avocats assurent leur mission de service public », relève le vice-bâtonnier de Paris, Basile Ader.
Jusqu’à 20 ans de prison encourus
À ce stade, 139 personnes ont été déférées au parquet de Paris (certaines feront l’objet de convocations, d’autres d’un rappel à la loi et d’autres seront jugées aujourd’hui ou demain), 111 gardes à vue ont été prolongées, et 81 procédures ont été classées sans suite, précise un communiqué du procureur du 3 décembre. Le parquet de Paris n’avait « jamais eu à gérer un nombre aussi important de gardes à vue », a rappelé Rémy Heitz.
En principe, « les affaires renvoyées en comparution immédiate sont celles qui appellent une réponse immédiate et ferme, soit parce que les faits sont graves, soit parce que la personne est en état de récidive légale [cas de casseurs déjà condamnés pour ce genre de faits], soit parce que l’affaire est médiatique et sensible. Dans tous les cas, la peine minimum encourue pour passer en comparution immédiate est de six mois de prison », décrypte l’avocat pénaliste Philippe-Henry Honegger.
Dans le cas des Gilets jaunes, les prévenus risquent jusqu’à 10 ans de prison pour différentes infractions : actes de violence aggravés sur personnes dépositaires de l’autorité publique, dégradations de biens publics, regroupements en vue de commettre des violences, ports d’arme… « Les violences en réunion punies de 5 ans passent à 7 ans si elles ont été commises sur des policiers. Si les personnes avaient masqué leur visage, ce qui est une troisième circonstance aggravante, elles risquent 10 ans ou même 20 ans si elles sont en état de récidive légale, car dans ce cas la peine encourue est doublée. »
Stratégie commune
Si par principe la défense est individualisée, rien n’empêche certains avocats d’adopter une stratégie commune de défense. « Ils auraient intérêt à le faire, par exemple, demander un délai pour préparer leur défense faute d’enquête en bonne et due forme et solliciter des investigations supplémentaires, avance Me Honegger. Car, en l’état, et avec si peu de recul, les dossiers se résument pour la plupart aux constatations des policiers. Ce genre d’affaires devrait s’inscrire dans une procédure de temps long qui se justifie par le nombre de manifestants jugés et les circonstances de cette manifestation nationale inédite. Cela a du sens de faire réaliser des actes d’investigation complémentaires et de désigner un juge d’instruction, qui exploite les vidéos, entende des témoins, ordonne des recherches d’ADN et permette une appréciation contradictoire de ces faits. Cela paraît compliqué de prétendre à la manifestation de la vérité après seulement 48 heures de garde à vue étant donné l’ampleur de la situation. Mais si les prévenus demandent un délai, il existe un risque sérieux qu’ils soient placés en détention provisoire d’ici cette prochaine comparution. »
Source : www.lesechos.fr
- Date: 10 décembre 2018
- Titre: Le Point
- Auteur: Laurence Neuer
- Catégorie: Articles de presse